jeudi 25 février 2010

À quand une limite de 120 km/h sur les autoroutes?

J’endosse une bonne partie des mesures gouvernementales mises de l’avant afin de réduire le nombre d’accidents de la route imputables à l’alcool et à la vitesse.
Là où je m’inquiète sérieusement toutefois, c’est en constatant que rien n’est prévu pour hausser la vitesse limite sur nos autoroutes. Dans un tel contexte, le dossier se résume à une seule chose : sous le fallacieux prétexte de la sécurité routière et en attendant le moment propice (la mort de la petite Bianca) à l’annonce de ces nouvelles mesures, on assiste à une autre démonstration de démagogie dont le seul et unique but est de remplir davantage les coffres de l’état.

On va continuer à nous épier sur les autoroutes tout en laissant les routes secondaires vides d’une présence policière. On ne viendra pas me dire que les voitures modernes avec de meilleurs pneus, de meilleures suspensions et de meilleurs freins (sans compter la sécurité passive) ne sont pas infiniment supérieures aux automobiles conçues il y a une trentaine d’années. Si la plupart des pays d’Europe autorisent une vitesse limite de 130 km/h, pourquoi pas nous ? Rouler à 100 km/h dans une voiture moderne équivaut à n’avoir rien à faire, ce qui nous vaut des conducteurs pas très alertes, occupés à parler au téléphone ou à lire leur courrier. La seule manière de rester concentrée au volant est de rouler à une vitesse qui oblige le conducteur à s’impliquer dans la tâche à laquelle il fait face. Pour ceux qui vont pousser les hauts cris face à 130 km/h, j’accepterais 120 km/h pour commencer à redonner aux autoroutes le rôle pour lequel elles ont été conçues : rallier une autre ville dans un minimum de temps.

J’accepterais même une période d’essai limitée à certains secteurs d’autoroute particulièrement dépourvus d’embûches et où les accidents sont peu fréquents. Après, on verrait bien. Bref, que l’on fasse preuve d’un peu de bonne volonté dans l’application des règlements afin de nous démontrer que l’on a vraiment à cœur la sécurité routière et non le bas de laine du gouvernement.

Finalement, j’endosserais aussi une tolérance zéro pour l’alcool au volant, comme cela se fait dans plusieurs pays d’Europe, dont la Suède qui expédie en prison manu militari les contrevenants.

Jacques Duval, http://www.guideauto.com, 13 novembre 2007.

mardi 23 février 2010

Les Jeux valent-ils le coût ?

Les anneaux olympiques devaient être la bouée de sauvetage de Vancouver, dont l’économie a été touchée plus tardivement, mais plus durement, par la récession. C’est ce que j’écrivais dans un grand reportage paru à l’automne dernier dans La Presse Affaires Magazine.

Or, les Jeux olympiques d’hiver n’ont pas l’effet escompté, conclut Jimmy Jean, économiste de la firme Moody’s Economy.com.

Dans son commentaire, que vous pouvez lire ici, cet expert remet en question les retombées économiques des Jeux. Ces retombées ont été chiffrées à 10,7 milliards de dollars entre le moment de l’attribution des Jeux à Vancouver, en 2003, et la cérémonie de clôture, à la fin du mois.

Selon Jimmy Jean, les statistiques ne permettent pas d’isoler un effet des olympiades sur l’emploi dans la région de Vancouver. Il n’y a que les secteurs du commerce de détail et du commerce de gros qui aient embauché plus de salariés au deuxième trimestre de 2009, alors que les dépenses de consommation s’affichaient à la baisse. Cela laisse croire que les entreprises de ces secteurs anticipaient l’arrivée de la flamme olympique.

Ce constat rejoint une étude de l’école de gestion Sauder de l’Université de Colombie-Britannique, selon laquelle les Jeux auront un impact négligeable sur l’emploi, si l’on fait exception de la création de postes temporaires.

Conclusion qui s’ajoute aussi à celle d’une étude de la firme PricewaterhouseCoopers, selon laquelle les Jeux n’ont pas augmenté de façon significative le PIB de la Colombie-Britannique au cours des quatre dernières années.

Jimmy Jean ne va pas jusqu’à conclure que les Jeux olympiques sont sans intérêt, d’un point de vue économique, en raison de la visibilité et des infrastructures dont Vancouver héritera. Mais ces avantages, note-t-il, ont un prix fort élevé. Lire à ce sujet le reportage instructif de mon collègue Vincent Brousseau-Pouliot sur les coûts des Jeux.

Pensez à la Grèce. Pensez à Montréal…

La question à 7,3 milliards de dollars, la facture estimée des Jeux : est-ce que cela vaut vraiment le coût de recevoir les meilleurs athlètes du monde ? Ou faut-il considérer les Jeux autrement ?

Sophie Cousineau, La Presse, 15 février 2010.

lundi 22 février 2010

Team USA a battu Team Canada : yes !

Une confession, honteuse, ou presque. J’haïs Team Canada dans le tournoi olympique de hockey masculin. À cause de la prétention. À cause du ra-ra-rah patriotique dans lequel marine l’aventure depuis un an. Sous-jacent : c’est NOTRE sport, c’est NOTRE olympiade, une médaille d’or est NOTRE droit souverain à Vancouver.

Je veux que le Canada perde le tournoi de hockey masculin des Jeux olympiques comme à la Coupe du Monde de soccer, je ne veux voir ni le Brésil ni l’Italie gagner. Comme je ne veux pas voir les Yankees gagner la Série mondiale.

Au Canada, ce qui rend insupportable toute cette vanité nationaliste imbriquée dans le hockey, c’est que les Canadiens se font une fierté de ne pas être Américains, dans toutes les sphères de leur vie en général et dans le sport en particulier. Dans le ra-ra-rah, je veux dire. Dans l’immodestie ostentatoire, aussi. Or, quand ça vient au hockey, le Canada devient le pire des USA : chauvin, tapageur, arrogant. En cela, feuille d’érable dans la face, il ne se voit même pas singer l’Américain. Quand je vois un beau content brandir une affiche, dans la foule, qui dit HOCKEY IS CANADA’S GAME, j’ai envie de voir la Suisse battre le Canada à sa propre game…

Comme si nous avions une sorte de propriété intellectuelle sur le sport. Comme si tous les autres, Russes, Slovaques, Tchèques, Américains étaient par définition des pygmées à notre jeu. Ce qui n’est pas le cas, évidemment, depuis 20 ans au moins, minimum. Comme si la version canadienne de la game – pousse la puck dans le fond, crée des embouteillages devant le but, frappe fort-fort-fort, hope for the best – était l’équivalent sur glace de Picasso.

Voilà. C’est dit.

Pour moi, c’est ABC (Anything but Canada), dans ce tournoi.

Patrick Lagacé, La Presse, 22 février 2010.

Ségrégation raciale au bal des finissants; chacun son bal

Cet article du New York Times décrit le bal des finissants de l'école Montgomery County High School de l'état de Georgie aux États-Unis....où plutôt LES bals; celui des blancs et celui des noirs.

En effet, après avoir fait classe ensemble toute l'année, jouer dans les mêmes équipes sportives et partagé des sorties, voilà une étrange façon pour ces jeunes de conclure la fin de leurs études secondaires et de poursuivre leur vie au collège et sur le marché du travail.

La nouvelle m'a choquée, et me fait me demander s'il se passe des choses semblables dans nos écoles canadiennes...

Voici quelques traductions libres tirées de cet article:

"Tous les étudiants sont bienvenues au bal des étudiants noirs même si généralement il y a peu ou pas du tout d'étudiants blancs qui viennent." Le bal des étudiants blancs, selon ceux-ci, demeure gouverné par des règles non-écrites largement répandues à propos de qui exactement peut venir à la soirée. Les membres noirs du conseil étudiant ont déjà demandé aux administrateurs de l'école de tenir une seule soirée de promotion, mais ces efforts n'ont pas aboutis.

"La plupart des étudiants veulenent avoir leurs bals de finissants ensemble," dit Terra Fountain, une étudiante blanche de 18 ans qui a été promu l'année dernière et qui vit maintenant avec son copain de race noire. "Mais ce sont les parents blancs qui ne veulent pas...Ils disent qu'ils ne veulent pas payer pour ça s'ils vont avec les noirs."

"C'est vraiment étrange", reconnaît JonPaul Edge, un senior qui lui est blanc. "J'ai autant d'amis noirs que de blancs, et on fait tout ensemble...sauf ça. Je ne crois pas que personne à notre école soit raciste."

"Ma meilleure amie est blanche," dit cette étudiante. "Elle est là ce soir, c'est une fille vraiment bien...mais je n'arrive pas à comprendre, pourquoi on ne peut pas tous y être?"

Marie-France Côté, La Tête de l'emploi, 27 mai 2009

jeudi 18 février 2010

Propos de Mailhot et Goldberg jugés homophobes

jweir
Johnny Weir
Photo Getty Images

Des propos tenus par l’animateur Claude Mailhot et l’analyste Alain Goldberg sur le patineur américain Johnny Weir sont jugés homophobes par le Conseil québécois des gais et lesbiennes.

Les commentaires ont été prononcés durant l’émission Le réveil olympique, à RDS et à V hier matin.

Goldberg y a notamment affirmé «que Weir laisse une image assez amère pour le patinage artistique, qu’il est un très mauvais exemple, car le monde va penser que tous les garçons qui pratiquent ce sport vont devenir comme lui», peut-on lire dans un communiqué du CQGL, intitulé «Mailhot et Goldberg doivent s’excuser publiquement!»

Mailhot et Goldberg auraient ensuite insinué «que Weir devrait passer des tests pour vérifier sa masculinité ou sa féminité». Mailhot s’est aussi demandé «si Weir ne devrait pas compétitionner chez les femmes».

Je viens d’écouter l’entrevue complète. Mailhot et Goldberg ont été effectivement très maladroits et résolument «mononcles» dans leurs commentaires. C’est hélas le lot d’une trop grande partie du monde sportif. Même si son exubérance et ses choix vestimentaires peuvent faire sourire, on ne peut pas forcer Weir à être autre chose que lui-même.

Et ce n’est certainement pas un «très mauvais exemple» pour la jeunesse, contrairement à ce que pense Goldberg.

Messieurs Mailhot et Goldberg, évoluez un peu. Il faut toutes sortes de monde pour faire un monde!

Richard Therrien, La Presse, 18 février 2010.

mercredi 17 février 2010

Santé : le tabou

La santé est un besoin fondamental. C’est aussi une mission sociale essentielle. Si essentielle qu’on ne veut pas la corrompre en la soumettant aux contraintes de l’économie et à la logique marchande. Ces craintes, compréhensibles, expliquent pourquoi on a voulu mettre le monde de la santé à l’abri de ce genre de pressions, notamment en privilégiant un système public et gratuit.

Nous avons commis une erreur en sacralisant la santé et en refusant d’accepter que, malgré son rôle essentiel, elle est également une activité économique. Ce refus a deux conséquences.

La première, c’est qu’on se prive d’un levier important. Les dépenses de santé, on le sait, représentent un peu plus de 10 % du PIB, 39 % des dépenses publiques québécoises. En la mettant dans une bulle, dans un monde à part, on accepte que 10 % de nos ressources ne contribue pas à la création de richesse.

La seconde, plus fondamentale, c’est qu’involontairement, on condamne, dans les faits, le monde de la santé à la stagnation. On voit maintenant la santé comme une dépense, un coût, une contrainte, une perception renforcée par le fait que le gros du financement provient du secteur public et donc des impôts. On a donc aussi tendance à vouloir combattre la croissance des dépenses en santé, en raison des pressions insupportables que cela exerce sur les ressources disponibles.

Mais au nom de quelle logique ? Pourquoi faudrait-il dépenser le moins possible en santé ? Quand les dépenses augmentent dans un secteur, par exemple le loisir, personne ne grimpe aux rideaux. On pense plutôt au potentiel que permet cette consommation, en qualité de vie, en emplois, en développement du tourisme, en entreprises nouvelles. Pas en santé. Et pourtant, la croissance de ce secteur permet la création d’emplois de qualité, développe des activités de pointe, renforce l’économie du savoir, permet d’augmenter à la fois le niveau de vie et la qualité de vie. Dans une société qui s’enrichit, il serait normal qu’une portion croissante des ressources additionnelles aille vers ce secteur qui répond à des besoins et procure du bien-être.

Mais pour qu’un raisonnement comme celui-là tienne la route, il faut que les activités liées à la santé puissent aussi, sans affecter leur mission première, contribuer à la création de richesse. Et c’est là qu’intervient le tabou. On a mis la santé dans une bulle, ce qu’on n’a pas fait avec d’autres besoins encore plus essentiels, comme la nourriture et le logement, ni avec d’autres missions sociales, comme l’éducation.

Voilà un bel exemple. On a accepté que l’éducation ait une double mission, d’abord sociale, mais aussi économique. Et cela a transformé le réseau de l’éducation. Les activités sont largement financées par l’État, mais il y a aussi un réseau d’écoles privées qui ont un effet dynamisant sur le système. C’est un monde de concurrence, pas seulement entre le privé et le public, mais entre les cégeps, entre les universités. On pense en termes de développement et de croissance. On fait de l’argent, en acceptant des étudiants d’ailleurs. On exporte notre savoir-faire.

Une telle logique, malgré ses risques, ferait du bien en santé. Par exemple, le choix de l’emplacement du CHUM aurait peut-être été différent si on avait tenu compte du levier technologique que proposait le projet d’Outremont. On réagirait moins négativement à l’idée d’avoir deux hôpitaux de pointe, un avantage évident dans une ville de savoir. On aborderait autrement le contingentement des professions médicales, une aberration dans une société qui dit vouloir plus de diplômés de haut niveau. On utiliserait plus intelligemment les pharmaciens, exclus parce que leur activité marchande dérange. On encouragerait aussi la création d’entreprises qui investissent, innovent, arrivent avec de nouvelles idées. On exporterait peut-être nos services. Et surtout, et surtout, on introduirait de la concurrence dans le système

Ce décloisonnement de la santé, même s’il heurte un tabou, refléterait davantage la réalité de la santé, qui dépasse largement le monde des soins curatifs. La santé, c’est aussi la prévention, l’environnement, la prise en compte des inégalités, le mode de vie. La façon dont on mange, nos choix de loisirs sont aussi des gestes liés à la santé. Il refléterait aussi le fait que les gens sont des consommateurs, y compris en santé, où ils ont les mêmes comportements qu’ailleurs.

Ce type de raisonnement ouvre la porte à une place plus grande du privé. C’est vrai. Mais le gros de ces changements d’attitude peut se faire à l’intérieur d’un système public.

L’important, c’est bien moins la présence plus ou moins grande du secteur privé, que l’introduction d’une dynamique de concurrence dans un système rigide.

Alain Dubuc, La Presse, 17 février 2008.

mardi 16 février 2010

La peur de l'agent Lapointe

La première chose qui frappe, chez l'agent Jean-Loup Lapointe, c'est sa manière de s'exprimer. Un français impeccable, un vocabulaire précis. Rien à voir avec le langage stéréotypé qui sortait naguère de la bouche des policiers entraînés à utiliser un parler du dimanche pour la Cour.

On a affaire à un policier de la nouvelle génération, exemple même de cette «police éduquée» que Serge Ménard réclamait il y a 15 ans.

Cette police-là ne dit pas «en tout cas», elle dit «du moins». Elle maîtrise les abstractions juridiques et connaît les pièges des avocats.

Mais ça ne garantit pas pour autant une manière plus intelligente d'exercer son autorité.

Tout le monde se demande si l'agent Lapointe avait des motifs de sortir son arme et de tirer quatre fois dans cette «masse» humaine qui s'abattait sur lui. C'est à l'évidence une excellente question, vu que Fredy Villanueva en est mort et que Jeffrey Sagor Metellus a reçu une balle dans le dos.

Mais pour avoir entendu une partie de son témoignage, je suis à peu près persuadé qu'il soulèverait un doute chez un jury en plaidant la légitime défense, dans l'hypothèse peu probable où il serait accusé d'un crime (meurtre à l'utilisation négligente d'une arme à feu).

Il n'en reste pas moins que cette mort n'aurait jamais dû survenir et que l'agent Lapointe avait le moyen de l'éviter.

Mais pas quand il était au sol, en train de maîtriser un jeune homme et de s'inquiéter des quatre autres qui l'entouraient ou qui sautaient sur lui - selon la version qu'on retient.

C'est le départ de cette affaire qui n'a aucun sens.

Nous voici à l'heure du souper dans un quartier où les tensions ethniques sont vives, où des gangs de rue sévissent, et où la police cherche des stratégies pour maintenir l'ordre.

Il est 18h30 et ces deux policiers voient cinq jeunes hommes qui jouent aux dés.

Saviez-vous qu'il y a un règlement municipal qui interdit les jeux de hasard dans les endroits publics? Moi, non. Je sais, par contre, depuis mon cours de droit, qu'il est à peu près humainement impossible de vivre une semaine dans Montréal sans violer un règlement. Il y en a sur à peu près tous les sujets, et si on en faisait l'énumération exhaustive, bien des gens auraient peur de sortir de chez eux!

Donc, il y a ces jeunes latinos et Noirs qui jouent aux dés et ces deux policiers blancs qui arrivent.

Selon Jean-Loup Lapointe, en constatant cette infraction au règlement municipal (un RM dans le jargon), il décide d'intervenir. Sa nouvelle coéquipière Stéphanie Pilotte a dit au coroner que l'agent Lapointe ne lui a pas parlé du RM. Et les avocats des jeunes mettent en doute la version de Lapointe. En 15 ans, sur tout le territoire de Montréal, il y a eu... deux billets d'infraction émis pour ce RM. Des avocats des jeunes disent qu'en fait il voulait identifier ces jeunes pour fins de surveillance.

Mais supposons qu'il dise la pure vérité. Il me semble que c'est encore pire. Est-ce vraiment une bonne idée d'aller faire respecter un RM désuet auprès de jeunes qui ne font rien de mal?

Une semaine, l'État annonce qu'il se lance dans le jeu en ligne. La semaine suivante, un policier explique que c'est en allant donner des contraventions à des jeunes qui jouaient aux dés qu'il en est venu à en tuer un.

Allez expliquer ça à un nouveau venu dans ce pays.

J'écoutais l'agent Lapointe l'autre jour raconter pendant des heures un épisode qui a duré à peine une minute. Je baisse ma vitre, je sors de ma voiture, je les interpelle... fraction de seconde par fraction de seconde. Et en arrêtant pour préciser où tous sont situés, dessin à l'appui. Mon bras est ici, ma jambe est comme ça.

Et j'avais ce même fantasme qu'au temps où je passais mes journées à écouter des témoignages à la cour: ça va finir autrement.

Je sais bien que ça finit par une mort et un blessé. Mais en entendant le fatal enchaînement des choses, dans la décomposition et la recomposition judiciaire du temps, on a parfois cette illusion qu'on possède la réalité. Qu'on peut en détourner le cours absurde vu qu'on la regarde dans un microscope.

Eh non. Il y a toujours quatre coups de feu. Un qui tue, un qui blesse. Et, bien sûr, c'est normal, on se demandera longtemps et avec raison pourquoi fallait-il tirer, les autres n'étant pas armés. Il y aura beaucoup à dire là-dessus.

Mais moi, en écoutant ce jeune policier décrire tout ça, c'est le début que je ne comprends pas. Est-ce vraiment ainsi que la police exerce son autorité, surveille ce quartier difficile? Un RM sur les jeux de dés?

Il faut le croire quand il dit qu'il avait peur. Mais j'ai l'impression qu'il avait peur bien avant de tirer.

Yves Boisvert, La Presse, 15 février 2010.

lundi 15 février 2010

Fier d'être «Canadian»

I am so proud to be a Canadian! It is with great pride that I realized that the organizers of the Vancouver Olympics truly understand the real Canada!

I am so proud that I had to put some of my emotions in writing in this country's "superior language" so that the bosses at VANOC would be proud of me.

Vendredi soir, lors des cérémonies d'ouverture des Jeux de Vancouver, ils ont montré ce qu'était le Canada. Les Rocheuses, les Prairies et les Maritimes, en passant par-dessus le Québec. Ce ne sont quand même pas Jean Charest et Pauline Marois qui vont les inquiéter! De toute façon, ils ont compris que les Québécois aimaient ça, se faire bafouer. Je suis tellement fier que les fausses politesses appartiennent maintenant au passé. Plus besoin de faire accroire qu'on les respecte, ces Québécois, on peut leur piler dans la face, ils ne diront rien. Eux autres, à Vancouver, ils ont compris.

Three former federal ministers wrote to me. Not one, not two, but three! These are prominent federalists who devoted years to Canada. All three were shocked and outraged, during the opening ceremonies, by the outright contempt for the French language and the great Quebecois athletes who have long carried the weight of the Winter Games on their shoulders.

Je le traduis pour les quatre millions de Québécois qui ne parlent pas la langue supérieure. Dans la journée d'hier, j'avais déjà reçu des courriels de trois anciens ministres fédéraux criant leur indignation et leur colère après avoir vu les cérémonies d'ouverture. Deux m'ont demandé de respecter la confidentialité, un autre n'a rien précisé. Les trois étaient scandalisés par le mépris épouvantable montré envers le Québec et envers les athlètes québécois.

Ben, je suis fier, yes I'm proud, que les organisateurs de COVAN aient bafoué des années de travail et de gloire de ces athlètes et les grands principes de ces anciens ministres. Enfin, quelqu'un a dit la vérité! On se fout d'eux autres quand ça compte. Quand le monde entier regarde.

And I'm so proud that Garou sang off-key. It only went to prove that we were not where we belong; it was their party. And all the indigenous festivities, what a beautiful way to remember Kahnawake! Finally, Quebec has taken its place in this country's hierarchy. Now, I feel good! Now, I am proud!

.....

Hier matin, j'aurais rougi si j'avais été moins fier d'être «Canadian». J'étais dans un bus pour les médias avec ma collègue Caroline Touzin. Un monsieur dans la fin de la cinquantaine, M. Robichaud, a réalisé qu'elle était journaliste. Il avait un bel accent acadien. Un homme fier de ses origines. Son fils travaille au Moncton Times comme journaliste et se bat sur le terrain pour les droits des francophones au Nouveau-Brunswick. La bataille est rude: «Les Acadiens, on ne l'a pas eu facile. On forme une nation depuis 1604. La France nous a abandonnés en 1755, les Anglais nous ont déportés en Louisiane et dans le sud des États-Unis, la moitié des 15 000 Acadiens sont morts, on a été revendus en Louisiane, les Français nous ont chassés de Saint-Pierre-et-Miquelon et on a été déplacés même en Acadie quand les loyalistes sont venus. Bien, on résiste encore et on parle français», a dit M. Robichaud.

«C'est terrible que Gaétan Boucher n'ait pas été invité. Lui, c'est un vrai Canadien. Lui, il a gagné des médailles pour son pays. Pouvez-vous me dire ce que Wayne Gretzky faisait là?»

I'm so proud to be a Canadian that I did not want to dishearten the gentleman. Mais les COVAN de ce pays ont compris. Les Québécois ne sont pas les Acadiens. Ils sont déjà prêts à se coucher. Je suis tellement content que ce soit clair et net. Qu'on l'ait montré à la face du monde. Ce pays est anglais... et multiculturel. Blow your nose with your French. Bravo, finally, strong men have taken a stand! I'm proud!

.....

Il y a 18 mois, le conseil d'administration de COVAN, dont fait partie mon ami Jacques Gauthier, a rencontré le fondateur du Cirque du Soleil, Guy Laliberté. Ça posait un paradoxe. Laliberté est québécois, nationaliste, milliardaire et un extraordinaire créateur. La rencontre a duré 20 minutes. Quand il a compris qui était assis devant lui, Laliberté s'est levé et s'est excusé. Les moteurs de son jet tournaient déjà. Il ne pouvait rester plus longtemps.

I am so proud that my VANOC told Laliberté and the Cirque du Soleil to take a hike. A French name in the ceremony would have been such a disgrace! I am proud, I'm proud, I'm proud!

C'était une belle cérémonie. Haute en couleur et poèmes. Les couleurs étaient bilingues. On m'a dit que les images à RDS étaient belles. RDS and I are so proud to be Canadian...

Ils ont réussi à me convertir.

Réjean Tremblay, La Presse, 15 février 2010.

Toujours plus vite, toujours plus risqué

Plus haut, plus vite, plus fort. Mais à quel prix? Source d'inspiration pour des générations entières d'athlètes, la devise olympique a été souvent mise à mal au fil des ans, notamment par les scandales de dopage.

Rarement toutefois aura-t-elle semblé plus tristement futile qu'hier, à Vancouver, dans les heures qui ont suivi la mort tragique du lugeur géorgien Nodar Kumaritashvili, au centre des sports de glisse de Whistler.

L'horrible accident, survenu à la sortie du dernier virage de la piste, n'a pas seulement jeté une douche froide sur des Jeux, dont le coup d'envoi menaçait déjà d'être partiellement éclipsé par la pluie et le mauvais temps.

Il a aussi rappelé au monde les risques énormes, et toujours croissants, que courent les athlètes, particulièrement aux Jeux d'hiver, dans leur perpétuel effort pour repousser leurs limites et celles de leur sport.

On pourrait former une sacrée équipe olympique avec tous les athlètes d'élite qui rateront le rendez-vous de Vancouver en raison de blessures graves. On n'a qu'à penser aux skieurs alpins John Kucera, Nicole Hosp ou Jean-Baptiste Grange, ou encore à la médaillée d'or des JO de 2006 en snowboardcross, Tanja Frieden, qui a annoncé sa retraite le mois dernier après une lacération du tendon d'Achille.

Les patineurs de vitesse courte piste vont toujours plus vite, malgré les risques de collision. Les sauteurs acrobatiques raffinent sans cesse leurs figures, ajoutant une vrille après l'autre. Les bobeurs montent à bord de bobsleighs mis au point en soufflerie dans l'espoir de gagner quelques précieux centièmes de seconde.

Plus haut, plus vite, plus fort. Et toujours plus risqué.

Le surfeur des neiges américain Shaun White, la star de son sport, a récemment avoué qu'il avait eu la frousse lorsqu'il a tenté - et réussi - pour la première fois une figure particulièrement périlleuse, lors de la Coupe du monde de Park City. «J'ai eu peur, a-t-il dit. Je n'ai jamais admis une telle chose. Mais j'ai eu peur.»

La volonté des athlètes de toujours se dépasser, au coeur même du sport d'élite, n'est toutefois pas seule en cause, comme me l'a souligné hier Jean-Luc Brassard, médaillé d'or en bosses aux Jeux de Lillehammer, en 1994.

«La différence, et on l'a bien vu en ski alpin avec toutes les blessures cette année, c'est que les organisateurs veulent tous la piste la plus sautée possible, dit Brassard, analyste de ski acrobatique pour RDS et V à Vancouver. Tout le monde veut avoir le Kitzbühel ou le Monaco de son sport et veut que le monde sache que son parcours est le plus difficile.»

Au lendemain de l'accident qui a coûté la vie à Nodar Kumaritashvili, il est permis de se demander si ce n'est pas un peu ce qui s'est passé à Whistler. La piste olympique est reconnue comme l'une des plus exigeantes de la planète et certainement la plus rapide. Peut-être trop. La vitesse de pointe à Whistler - l'Autrichien Manuel Pfister a dépassé les 154 km/h cette semaine - est d'une quinzaine de kilomètres/heure plus élevée qu'aux Jeux de Turin, il y a quatre ans, souligne Jean-Paul Baërt, analyste des épreuves de glisse pour la télé canadienne depuis les Jeux de Lillehammer, en 1994.

C'est énorme. Faut-il se surprendre du fait que plus d'une douzaine d'accidents soient survenus cette semaine, dont l'un, heureusement sans gravité, impliquait l'Italien Armin Zöggeler, double médaillé d'or olympique? «Je pense qu'ils poussent un peu trop, a dit l'Australienne Hannah Campbell-Pegg après avoir failli perdre la maîtrise de sa luge, jeudi. Jusqu'à quel point sommes-nous de petits lemmings qu'ils lancent sur la piste, des mannequins d'essai (crash test dummies)? Ce sont nos vies, après tout.»

De leur côté, les dirigeants de l'équipe canadienne devront répondre à des questions qui risquent de les mettre dans l'embarras: ont-ils contribué à la tragédie d'hier en limitant au strict minimum l'accès des athlètes étrangers à la piste dans les mois qui ont précédé les Jeux? Leur volonté de préserver l'avantage du terrain des athlètes locaux a-t-il empêché les autres concurrents de se familiariser suffisamment avec une piste aussi traîtresse?

Chose certaine, de sérieuses remises en question sont à l'ordre du jour. Les athlètes, les lugeurs comme les autres, devront faire front commun s'ils veulent éviter la répétition d'accidents comme celui d'hier.

«On pourrait aller à 200 sur nos autoroutes, mais on limite la vitesse à 100 parce qu'on dit "assez, c'est assez". Parce que sinon, c'est trop dangereux», illustre Jean-Luc Brassard.

Ironiquement, pas plus tard que jeudi, un haut dirigeant de la Fédération internationale de luge, Wolfgang Harder, a dit que, à l'avenir, il faudrait imposer de strictes limitations de vitesse aux constructeurs de pistes de luge et de bobsleigh.

Belle intention. Mais trop tard, malheureusement, pour ramener Nodar Kumaritashvili à la vie.

Jean-François Bégin, La Presse, 14 février 2010.

jeudi 11 février 2010

Il faudrait écouter ceux qui ont donné et reçu des coups

Ainsi donc, un comité d'experts, dont font partie les anciens (robustes) joueurs Eric Lindros et Jeff Beukeboom et une pléiade de professionnels de la santé, recommande l'élimination complète des bagarres au hockey.

Il affirme que l'abolition des combats sur la glace contribuera à diminuer le nombre de commotions cérébrales et les complications à long terme pour les athlètes. On mentionne aussi qu'une bagarre peut entraîner des décès inutiles.

Ceux qui lisent régulièrement cette chronique connaissent mon aversion pour les bagarres.

Les batailles au hockey ne m'ont pourtant pas toujours choqué. Deux belligérants se tapaient dessus, se dirigeaient au banc des punitions en replaçant leur équipement, en appliquant parfois un sac de glace sur leurs jointures, et c'était terminé. Comme plusieurs, je me disais candidement qu'une ou deux taloches sur la gueule, ce n'était pas dramatique, finalement.

Jusqu'à ce que mon destin croise celui de Dave Morissette et qu'il ait la générosité de me raconter sa vie - et surtout ses états d'âme - dans ses moindres détails, il y a quatre ans.

Je croyais écrire un livre sur la consommation de stéroïdes et de stimulants. J'ai réalisé, après quelques mois d'entretiens, que nous avions d'abord un ouvrage sur les affres du métier de dur à cuire.

Grâce aux confidences de Dave, j'ai compris, d'abord, ce qu'un bagarreur pouvait ressentir quand il recevait quelques bons coups de poing sur le museau.

«Je ne voyais plus clair en arrivait au banc des punitions. J'étais ébloui par mille et une couleurs, du bleu, du rouge, du jaune, du vert. Je savais que ça n'allait pas du tout. Mais personne n'a jamais rien su, pas même Gino, mon bon vieux rival qui, du banc voisin, me demandait comment ça allait.»

Personne n'a jamais rien su parce que Dave Morissette ne voulait pas montrer la moindre vulnérabilité à ses adversaires, et aussi parce qu'il craignait de perdre l'estime de ses entraîneurs.

Le dur à cuire doit vivre avec ses secrets. «Je ne parlais jamais de mes peurs ou de mes problèmes parce que j'avais une image de tough à entretenir. J'avais un statut, je n'aurais jamais pu dire que j'étais écoeuré de me battre.»

Mourir jeune?

À la toute fin de son parcours, avec les Knights de Londres, Dave Morissette était un athlète brisé.

«Je me rendais compte, en rentrant dans le vestiaire, que j'étais incapable de me souvenir du prénom de mes coéquipiers même si je jouais avec eux depuis des mois. J'étais obligé de regarder le nom inscrit sur une plaque au-dessus de leur casier pour m'aider. Mais ça m'a pris plusieurs semaines avant de me rendre compte que j'avais perdu beaucoup de mémoire...

«Le médecin m'a envoyé voir la grande spécialiste des traumatismes crâniens, la neurologue Karen Johnston. J'étais tellement mal en point que je me suis endormi pendant un de ses tests! Elle voulait savoir combien j'avais subi de commotions cérébrales au cours de ma carrière. Elle a arrêté de compter à 20...

«J'ai souffert de ce dernier incident pendant au moins un an. Je ne faisais que jouer avec mon petit garçon pendant une quinzaine de minutes et je me sentais mal. La musique, même si elle n'était pas forte, me résonnait dans le crâne. J'étais sensible à la lumière du jour. J'étais vraiment mal en point...»

Morissette a avoué avoir consommé des produits dopants afin de pouvoir tenir tête aux autres durs à cuire de la LNH, qu'il soupçonnait également de se doper. Aujourd'hui, il regrette.

«Est-ce que je m'attends à vivre vieux? Certainement pas. Ma femme n'aime pas m'entendre dire ça, mais c'est la réalité. Je suis inquiet. Chaque fois que j'ai des douleurs à la poitrine, je me pose des questions. Penser que, du jour au lendemain, mon coeur pourrait flancher, c'est ce qui me fait le plus réfléchir. J'assume ce que j'ai fait et je suis prêt à en payer le prix. Mais quand je pense à mes enfants, ça me fait peur. Il m'arrive souvent de me demander ce qu'ils vont faire si je meurs d'une crise cardiaque. Est-ce que le risque en valait la peine? Aujourd'hui, à 33 ans, avec une femme et deux jeunes enfants, ma carrière sportive terminée, je vois les choses différemment. Ce n'est plus drôle du tout.»

Dave Morissette, un athlète talentueux dans les rangs Midget AAA, quatrième choix au total au repêchage de la LHJMQ, a été pris dans un engrenage. Dès les rangs juniors, on lui a demandé de mettre en valeur uniquement ses habiletés pugilistiques, au détriment du reste. Qui sait si on n'aurait pas réussi à faire de lui un bon joueur, avec le physique et le tir qu'il possédait?

Demandez aujourd'hui à Morissette s'il souhaite voir ses fils suivre ses traces? Posez la même question à Enrico Ciccone. À Gilles Lupien. À Dave Schultz, l'ancien redresseur de torts des Flyers dont la voix s'élève désormais dans le camp des anti-bagarres. Et maintenant à Lindros et à Beukeboom.

Il me semble qu'on devrait commencer à écouter ceux qui ont reçu les taloches.

Mathias Brunet, La Presse, 14 février 2009.

mardi 9 février 2010

Les enfants paresseux n'existent pas

Deux écoles américaines de Géorgie, déplorant les médiocres résultats scolaires de leur clientèle, ont décidé de payer les mauvais élèves 8$ l'heure pour qu'ils participent à des séances de soutien scolaire, selon un texte de l'Agence France Presse.

Ça se passe à l'école secondaire Creekside High, de Fairburn, près d'Atlanta. Les enfants sont enthousiastes, le directeur de l'école se félicite. La vingtaine d'élèves sélectionnés en fonction de leurs mauvais résultats peuvent gagner jusqu'à 32 $ par semaine s'ils sont assidus et même empocher une prime de 125 $ à la fin de l'exercice s'ils réussissent à obtenir un B dans leurs devoirs de science ou de mathématique.

Vous en voulez davantage? Sur le site de LCI.fr on apprend que les enfants du village espagnol de Noblejas seront désormais payés pour lire. Ainsi en a décidé leur maire, Agustin Jimenez Crespo, persuadé que cette initiative "pionnière" leur fera aimer la lecture. Les enfants des écoles primaires du village recevront un Euro par heure passée à lire à la bibliothèque.

Ça doit faire une semaine que je lis et relis ces deux nouvelles gardées précieusement dans ma banque de nouvelles insolites. J'essaie de comprendre la logique derrière tout cela. Hormis un manque total d'imagination de la part de ces deux dirigeants, je n'en trouve pas. L'argent peut nous motiver à travailler pour un certain temps, même si on déteste notre travail, mais c'est bien connu il me semble, à long terme, la motivation basée uniquement sur une récompense monétaire finit par s'éteindre aussi rapidement qu'elle est apparue. On se met alors à traîner de la patte, notre productivité et notre efficacité diminue, on emmerde les gens autour de nous et on finit tomber malade pour ne plus avoir à accomplir une tâche qui nous déplaît.

Les humains carburent au plaisir bien plus qu'à l'argent, j'en suis convaincue. C'est encore plus vrai pour les enfants. Si nos jeunes n'aiment pas lire ou qu'ils n'arrivent plus à se motiver en classe, c'est en général parce qu'ils n'y trouvent aucun plaisir, n'en retirent aucune satisfaction personnelle ou qu'ils n'arrivent pas à trouver un sens à ce qu'on leur demande d'accomplir. Il arrive aussi que la tâche soit au dessus de leurs capacités ou en deçà. Trop difficile ou trop facile, c'est du pareil au même. Ils finissent par s'emmerder et s'enfuient dans leurs rêves, là où ils trouvent encore un peu de plaisir. Dans certains cas, ils sont beaucoup trop préoccupés par leurs problèmes familiaux pour pouvoir s'intéresser à quoique ce soit. Les enfants paresseux n'existent pas, m'a dit un jour un professeur d'université que je respecte énormément. Il n'y a que des enfants démotivés entourés d'adultes tout aussi démotivés qui ont renoncé à trouver la véritable source du problème de démotivation auquel ils sont confronté.

Rénée Laurin, Canoe, 13 février 2008.

lundi 8 février 2010

Cote en hausse, cote en baisse

Fearless, de la chanteuse country-pop Taylor Swift, 20 ans, a été sacré dimanche meilleur album de l'année, toutes catégories confondues, à la soirée des Grammy.

Une collection de chansonnettes rose bonbon sur les fantasmes chastes d'une ingénue qui attend patiemment son prince charmant. «Tu seras mon prince, je serai ta princesse.» (chanson no 1) «Tu n'es pas une princesse, ceci n'est pas un conte de fées.» (chanson no 2). En cas d'indisponibilité, le prince est remplacé - évidemment - par un joueur de football (chanson no 3).

En voyant dimanche cette Avril Lavigne du country chanter de sa voix de fausset un duo avec Stevie Nicks, puis recevoir le prix le plus prestigieux de la soirée, je me suis dit que les Grammy avaient atteint le fond du baril.

Les mononcles des Grammy se sont ridiculisés autrefois en remettant le prix de la «meilleure performance heavy metal» à Jethro Tull plutôt qu'à Metallica (1989) ou en décernant le prix de l'album de l'année à Two Against Nature de Steely Dan plutôt qu'à Kid A de Radiohead (2001). Deux exemples parmi tant d'autres. Les Grammy, de mémoire de mélomane, ne sont pas dans le coup depuis au moins 25 ans.

Cette année, tentant désespérément de dépoussiérer son image, l'industrie du disque américaine a fait un effort pour mettre en valeur de jeunes artistes pop au goût du jour: les Lady Gaga et autres Beyoncé. Et comme un vieux beau qui porte un perfecto et un pantalon de cuir seyant en espérant dégager une image jeune et populaire, elle a plébiscité un disque country-pop sans substance, destiné à un public d'adolescentes de 15 ans, vendu à quelque 3 millions d'exemplaires.

Résultat: le gala des Grammy a récolté sa meilleure cote d'écoute depuis six ans. Et nui davantage à une réputation déjà mise à mal par des années de choix douteux (Milli Vanilli, les amis?).

La soirée des Oscars, contrairement à celle des Grammy, a toujours réussi, malgré des erreurs de parcours, à maintenir un minimum de respectabilité. Ses choix, américanocentristes et consensuels, ont souvent été contestés (Shakespeare in Love, meilleur film devant The Thin Red Line?), mais pas de manière systématique.

Or, cette année, à l'instar de l'industrie du disque, qui visait clairement le public d'American Idol, Hollywood a décidé à son tour de racoler le grand public avec des films plus populaires. Ce qui explique la décision, ridicule, de porter de cinq à dix le nombre de finalistes à l'Oscar du meilleur film.

Les finalistes dévoilés mardi confirment les pires craintes. Certains espéraient que le fait de doubler le nombre de concurrents dans la plus prestigieuse catégorie du gala permettrait à des oeuvres plus obscures, plus difficiles, voire étrangères, de se faufiler parmi les finalistes. Not! Pourquoi sélectionner Le ruban blanc ou Un prophète, les deux meilleurs films d'une année cinéma passable, quand on peut faire une place au soleil à The Blind Side, un feel-good movie inspiré d'un fait vécu, ou District 9, une métaphore de l'apartheid enfouie sous une épaisse couche d'explosions de corps humains et extraterrestres?

Pourquoi? Parce que The Blind Side, l'histoire d'un sans-abri devenu vedette de la NFL, a engrangé 238 millions au box-office et que District 9, un thriller linéaire peuplé de langoustines géantes et anorexiques, a cumulé des recettes de 115 millions.

Cinq des dix candidats à l'Oscar du meilleur film ont d'ailleurs amassé plus de 100 millions aux guichets (Avatar a dépassé les 600 millions, en Amérique du Nord seulement). En comparaison, l'an dernier, un seul des cinq finalistes avait franchi ce cap: The Curious Case of Benjamin Button. Le box-office de The Hurt Locker, le favori de la critique, et principal rival d'Avatar? Douze millions de dollars. David contre Goliath.

On l'a répété maintes fois: le virage populiste des Oscars a été inspiré notamment par le tollé qu'avait soulevé la non-sélection de The Dark Knight, l'archipopulaire (et surfait) Batman de Christopher Nolan, en 2009. Il est aussi le résultat d'un déclin constant des cotes d'écoute de la Soirée des Oscars, aux prises, bon an, mal an, avec des films d'auteurs plus ou moins confidentiels, destinés à un public majeur, vacciné et averti. Bref, un véritable repoussoir d'audimat, comme diraient les Français.

Vous pouvez déjà parier un p'tit 20 $ que la prochaine soirée des Oscars sera la plus populaire depuis 1998, l'année record de Titanic (du même réalisateur qu'Avatar, James Cameron), avec ses 55 millions de téléspectateurs. L'an dernier, «seulement» 36 millions de personnes étaient à l'écoute.

En cherchant à tout prix à faire jeune et populaire, m'est avis que le gala des Oscars se tire dans le pied autant que celui des Grammy. Il brade sa crédibilité. District 9, un film à petit budget tourné en Afrique du Sud, est bien réalisé. Moins abruti que la grande majorité des films d'action et de science-fiction du genre. Il reste qu'essentiellement, pendant la dernière demi-heure de ce jeu vidéo fait film, on observe des corps exploser comme des tomates trop mûres.

«Si quelqu'un m'avait dit pendant le tournage que le film serait finaliste à l'Oscar du meilleur film, j'aurais ri. C'est absurde», a déclaré mardi le réalisateur et coscénariste de District 9, Neill Bloomkamp. Absurde, en effet.

Il faudra pourtant s'y faire. De plus en plus, les galas télévisés sont devenus esclaves de la cote d'écoute, soumis aux diktats des industries dont ils sont, ni plus ni moins, les vitrines. Plus qu'une célébration de l'excellence, les Oscars comme les Grammy sont, avant toute chose, une affaire de gros sous.

Marc Cassivi, La Presse, 4 février 2010.

jeudi 4 février 2010

La théorie du moindre mal

La France l'a fait, la Suède l'a fait, l'Espagne, l'Australie, etc. Cinq provinces le font au Canada. C'était donc une question de temps avant que Loto-Québec lance ses produits de jeu en ligne.

Le raisonnement est le même que pour le casino et la loterie vidéo : ça existe déjà, souvent au profit du crime organisé. Alors pourquoi ne pas «canaliser» ce bel argent vers la société d'État ?

C'est ainsi que la société d'État prévoit aller chercher 50 millions par année.

Quoi? Un débat sur les coûts sociaux de l'opération? Loto-Québec répond à la Santé publique qu'il n'avait qu'à en lancer un quand les jeux en ligne ont apparu.

C'est un peu court. J'espère que la société d'État accepte une responsabilité sociale un peu plus élevée qu'un casino en ligne illégal.

Il faut dire que le dernier débat public sur un de ses projets, Loto-Québec l'a encore en travers de la gorge : il a fait dérailler le projet de déménagement du Casino.

Et cette fois, le PDG de Loto-Québec, Alain Cousineau, a l'appui du ministre des Finances dès le départ et très officiellement. Alors de débat public il n'y aura pas. La machine est déjà en marche.

Mais on doit exiger au moins un examen public où l'on aurait l'occasion d'avoir des réponses à quelques questions pointues, études à l'appui.

Quand il est question de risque, Loto-Québec aime citer une étude réalisée en 2002 par le chercheur Robert Ladouceur de l'Université Laval, qui évalue le nombre de joueurs pathologiques à 0,8 % de la population - soit entre 55 000 et 65 000 Québécois. Selon cette étude, ce nombre de personnes est constant depuis l'implantation des appareils de loterie vidéo (ALV) et des casinos (1993). Mais elle dit aussi que la majeure partie des revenus des ALV provient de cette clientèle...

Loto-Québec soutient donc que le nombre de personnes malades du jeu ne sera pas touché par une offre étatique de jeu en ligne.

En toute logique, pourtant, on ne se contentera pas de canaliser un pourcentage des joueurs qui gaspillent déjà leur argent en ligne. On va augmenter l'offre de jeu au Québec.

Attendez-vous à ce qu'on fasse la publicité des nouveaux jeux de Loto-Québec et qu'on fabrique de nouveaux joueurs. L'étatisation des ALV n'a pas seulement canalisé les dollars illégaux vers le gouvernement. Elle a fait exploser l'offre. La comparaison avec le jeu en ligne est boiteuse puisqu'on ne sera pas capable d'occuper tout le terrain sur l'internet : les concurrents internationaux et illégaux, déjà très nombreux, ne s'en iront pas.

Sauf qu'avec sa puissance de frappe commerciale, attendons-nous à ce qu'on réveille de nouveaux joueurs.

***

C'est donc l'ultime étape de transformation de l'image du poker, qui, de vice plus ou moins accepté, est devenu un loisir glamour (voyez le tapage organisé autour des vedettes qui jouent au poker) et même un sport télévisé à heure de grande écoute !

Vous seriez surpris du nombre de gens qui passent des heures à jouer en ligne, nuit et jour. Plusieurs joueurs d'échecs de fort calibre se sont d'ailleurs recyclés dans le poker, où ils mettent à profit leurs capacités de calcul.

Est-ce mal que l'État se lance dans la concurrence pour les joueurs de poker? Ce n'est pas pire que le casino, pas pire que les ALV. Ce n'est que l'extension informatisée de la même chose. C'est une compromission morale à laquelle nous avons participé depuis longtemps en échange de 1,4 milliard de bénéfice net cette année...

On est dans la catégorie morale du «moindre mal» : on n'essaie plus de combattre le jeu, on fait avec. Ce qui entraîne une banalisation des jeux de hasard. Ce n'est plus un vice, mais un loisir... Oh, certes, il y en a qui abusent, mais on veille !

Au moins, ces sites-là seront contrôlés, mieux surveillés s'ils appartiennent à l'État. On pourra demander des comptes à leur gestionnaire. On pourra imposer une certaine obligation de surveillance des joueurs à Loto-Québec. En Suède, selon ce que nous en dit Loto-Québec, les sites ont des mécanismes serrés d'identification des joueurs - notamment quant à l'âge. On est capable de surveiller et de limiter leurs mises, et de les avertir si leur comportement paraît pathologique, nous dit-on.

C'est un terrain moral plein d'impuretés, comme vous voyez. Mais on y marche depuis si longtemps qu'il n'y a pas vraiment moyen de reculer.

Qu'au moins on nous expose en tant qu'adultes consentants la manière de gérer ce «moindre mal».

Yves Boisvert, La Presse, 4 février 2010.

mardi 2 février 2010

Bousiller une vie en quelques clics

L’an dernier, Élisa* a vécu un cauchemar. La jeune fille de la polyvalente Mgr Richard sortait avec un garçon, quand la clique d’amis d’une fille jalouse lui a consacré une page sur le site de réseautage Piczo. «Pute. Salope», pouvait-on lire. «Retourne dans ton pays.»

Élisa ne voulait plus remettre les pieds à l’école. Tous ses camarades de classe étaient au courant. Il y a même eu des graffitis sur son casier.

L’an dernier, Léa a aussi voulu mourir de honte à cause d’informations qui ont circulé à son sujet sur l’internet. Elle a même décidé de changer de polyvalente en pleine année scolaire. Sous l’effet de l’alcool, la jeune fille de 14 ans s’était photographiée toute nue.

«Elle n’était pas toute là quand elle a pris des photos d’elle, nous a raconté sa copine Annie. Pour la faire chier, une autre fille les a mises sur l’internet. Après, elle n’arrêtait pas de se faire écœurer. Il y a du monde qui la traitait de salope, de vache, qui disait que c’était voulu qu’elle soit toute nue. Elle n’était plus capable. Elle a changé d’école en février.»

Chaque jour, de jeunes Québécois entrent en classe honteux, la tête basse. Selon un sondage effectué l’hiver dernier par l’organisme Jeunesse J’écoute auprès de 2500 jeunes, 70% d’entre eux ont déjà été intimidés sur l’internet, alors que 44% en ont déjà fait subir.

L’an dernier, Shaheen Shariff, chercheuse à la faculté d’éducation de l’Université McGill, a interviewé 500 élèves, répartis dans six écoles du Grand Montréal (voir le tableau). Près de neuf élèves sur 10 connaissaient quelqu’un qui avait souffert énormément d’être cyberintimidés.

La cyberintimidation se fait de plusieurs manières. Des rumeurs peuvent être lancées sur des sites de réseautage comme MySpace, Facebook ou Piczo. Les jeunes se menacent et s’injurient aussi sur les blogues, les chats, sur MSN ou via les textos des cellulaires. Une multitude de cas ont été racontés à La Presse.

Certains cas sont troublants. Comme cette jeune fille qui avait laissé son ami. Ce dernier, frustré, a diffusé des images d’elle se masturbant, filmées avec une webcam. Pourtant, il lui avait promis que ça resterait entre elle et lui…

De l’école à la maison

L’intimidation a toujours existé. Mais aujourd’hui, elle se poursuit après les classes jusque tard en soirée, de la cour d’école à la chambre à coucher. La cyberintimidation est comme l’intimidation traditionnelle. Il y a abus de pouvoir et de contrôle. Mais le mal est plus grand et il se fait beaucoup plus rapidement.

«Sur l’internet, les jeunes peuvent bousiller la vie d’un camarade en quelques secondes et quelques clics, explique l’enseignant albertain Bill Belsey, à qui l’on doit le terme cyberintimidation. Ils peuvent également modifier des photos. Ou prendre des courriels privés et coller le texte dans un autre contexte.»

«L’autre jour, quelqu’un me lançait: Une fausse rumeur sur moi sur l’internet? J’aimerais cent fois mieux avoir un coup dans le ventre», relate l’Américain John Halligan. Depuis le suicide de son fils, l’homme de 44 ans est en croisade. Le Vermontois (dont le témoignage sera publié demain) multiplie les conférences. Il veut que les États américains adoptent des lois qui préviennent la cyberintimidation dans les écoles.

Les méchancetés lancées sur l’internet sont plus virulentes que celles lancées dans la cour d’école. «L’écran de l’ordinateur, cela enlève la retenue qu’une personne a naturellement dans le vrai monde. Quand tu es face à face avec quelqu’un et que tu es méchant, tu as un minimum d’empathie car tu vois la réaction. Pas sur l’internet», explique M. Halligan.

«J’avais peur d’aller à l’école et de me faire encercler», a confié à La Presse Félicia, une élève de secondaire un. Pour une histoire de garçon, elle était brouillée avec une amie. Cette dernière a demandé du renfort à des élèves de secondaire deux. «Je me suis retrouvée au centre d’une conversation à six sur MSN, raconte Félicia. Ils me traitaient de bitch, de conne… C’était difficile, surtout que je venais de changer de ville.»

Les jeunes cyberintimidés souffrent en silence. «Ils ne veulent pas le rapporter aux adultes, indique Bill Belsey. Ils ont peur que leurs parents découvrent leur jardin secret et qu’ils réagissent en leur confisquant l’ordinateur ou le cellulaire. Ils veulent être en ligne en même temps que les autres.»

«Quand un jeune subit de l’intimidation, c’est plus souvent ses amis qui viennent vers nous. La personne est gênée. Ils ont peur de snitcher (dénoncer) et que ça leur retombe dessus», observe pour sa part François Lassens, technicien en éducation spécialisée à la polyvalente Mrg Richard de Verdun.

Un journal intime public

Si plusieurs adolescents – et adultes – ont un profil sur Facebook, les jeunes de 12 ou 13 ans – en majorité des filles – fréquentent beaucoup les sites de réseautage Piczo.com et Doyoulookgood.com

La Presse a passé des heures à consulter des profils d’élèves québécois. Très souvent, les pages regorgent de renseignements personnels. Des filles de 12 ans mettent en ligne des photos où elles posent avec un air sexy. D’autres jeunes y parlent de leurs états d’âme à livre ouvert. Mais Piczo n’est pas un journal intime. C’est un site dont les informations sont publiques.

Sur son profil, Andréanne*, par exemple, ne se gêne pas pour afficher son célibat. Sa date de naissance est bien en vue, tout comme son adresse de courriel personnelle.

Elle a intitulé une section de son site «La Conne», dédiée à une élève qu’elle n’aime pas. Un clic plus loin, il y a la photo et le nom de ladite «conne». En gros caractères, on peut lire: «Elle gosse tout le monde, elle veut se penser bonne et ça ne marche pas. C’est une grosse tabarnack.» (Le texte original se lisait comme suit: «a gosse tout le monde a veux se penser bonne et la sa marche po alors a fait des niaiseries (…) stune grosse ******** de tabarnack.»)

Une réalité quotidienne

Pour certains jeunes, les menaces ou les méchancetés lancées sur l’internet font partie du quotidien. Dans l’autobus 193, trois élèves du deuxième secondaire de l’école Père-Marquette avaient en tête une multitude d’exemples. Pourtant, elles en parlaient d’un ton désinvolte.

«L’autre jour, deux filles se sont battues. L’une avait traité l’autre de King Kong sur Piczo», raconte Tifanny, entre deux éclats de rire. «La fille est petite, trapue et elle a un gros nez», précise-t-elle. Les trois copines en avaient beaucoup à dire sur une dénommée Nikita. L’an dernier, Nikita a créé une «page de potins» sur Piczo. Les gens étaient invités à écrire des rumeurs sur les élèves. Caroline n’a pas apprécié. «Ça disait que j’avais baisé et sucé Jérôme.»

En secondaire un, Caroline et Nikita se chicanaient souvent. À plusieurs reprises, les meilleures amies sont devenues des ennemies et vice versa. À un moment donné, les deux filles avaient le béguin sur leur même gars. Nikita avait le mot de passe de Caroline. Elle a changé sa photo pour une autre. De son côté, Caroline a pris un nom anonyme et elle a traité Nikita de «grosse».

Cette situation est typique. «Les jeunes se donnent leur mot de passe en disant: Allez, t’es ma best, explique Bernard Desrochers, directeur des services cliniques de Jeunesse J’écoute Montréal. Quand il y a une chicane, ils prétendent être l’autre. Ils peuvent faire un faux coming out en écrivant: je suis gai ou je suis en amour avec tel gars.»

«Celui qui est intimidé se sent seul, poursuit Bill Belsey. Il ne sait plus qui croire. Il n’a plus confiance en personne. Il faut faire comprendre aux jeunes que ce qu’ils font sur l’internet ne s’efface pas. En premier lieu, cela peut blesser quelqu’un. Mais cela peut aussi nuire à leur propre avenir.»

*Par souci de confidentialité, les noms des jeunes cités sont fictifs.

Émilie Côté, La Presse, 12 janvier 2008.

lundi 1 février 2010

Envoyée spéciale, Dix30

Je suis née en ville, mais dans un coin de la ville qui n'a rien de très urbain. Un quartier du nord de l'île, sans ruelles, sans escaliers en colimaçon, sans charme particulier, à moins que vous ne considériez comme charmants les abris Tempo.

Je suis née en ville mais, en fait, c'était déjà la banlieue, presque au pied du pont menant à Laval. D'ailleurs, quand c'était le temps de faire les courses, mon père disait toujours: "Je vais en ville." La preuve, s'il en faut une, que nous n'y étions pas.

Adulte, j'ai renié la banlieue, la vraie, comme celle qui ne dit pas son nom mais prend quand même sa voiture pour aller acheter une pinte de lait. Mes enfants joueront au hockey dans la ruelle et ils ne s'en porteront pas plus mal, me suis-je dit. Et tant pis si, pour le même prix, on pourrait avoir un château à Brossard avec deux lions en or devant. Tant pis s'il n'y a pas de stationnement. On peut avoir d'autres aspirations que celle de se garer aisément, non?

Quasi-banlieusarde de naissance, je me suis ainsi convertie à la vie urbaine. Et comme tous les convertis, j'ai un côté ultra-orthodoxe. Plus urbaine que les urbains et certainement de mauvaise foi.

Ainsi, quand un charmant collègue, ex-banlieusard de sa condition, a proposé à l'urbaine endurcie que je suis d'aller passer une journée au Quartier Dix30 de Brossard, je me suis dit: "Excellente idée." C'est l'occasion de confronter mes préjugés, de voir la banlieue sous un jour nouveau.

J'avais entendu dire toutes sortes de choses contradictoires sur ce Quartier avec un grand Q qui, dit-on, révolutionne la banlieue. Toutes sortes de légendes urbaines et moins urbaines. Pour certains, ce nouvel aménagement commercial était la preuve que la banlieue n'a plus rien à envier à la ville. Pour d'autres, c'était le premier signe de l'apocalypse.

Pour me faire ma propre idée, j'ai donc pris le pont Champlain en direction du Dix30. Je suis partie comme on part en reportage à l'étranger. Fébrile, curieuse, prête à être dépaysée par ce qu'on dit être le premier lifestyle center du Québec.

À l'intersection de la 10 et de la 30, je suis arrivée dans cette zone commerciale grise au milieu de nulle part. Hier encore, il n'y avait là que des champs. Aujourd'hui, des magasins et des entrepôts à perte de vue ont transformé les champs en zone de consommation effrénée. C'est comme le Marché central, mais en 10 fois plus grand. À la différence qu'ici, on a la prétention d'offrir beaucoup plus que du magasinage. Ici, on a la prétention d'offrir un "milieu de vie urbain" avec spectacles, terrasses, aires de jeu. Un milieu de vie qui remet à l'honneur le piéton, dit-on. Pourvu qu'il soit au volant d'une voiture, bien sûr. Un mensonge drapé de vert plutôt ironique dans un endroit qui fera mourir à petit feu un tas de commerces du boulevard Taschereau et qui contribuera à l'étalement urbain.

Officiellement, ce truc gigantesque avec 5000 places de stationnement se veut un "milieu de vie urbain", donc. Mais en fait, dans ce centre commercial géant de banlieue qui se targue d'être urbain et pro-piéton, le seul statut possible, c'est celui de consommateur.

Je me suis ainsi retrouvée dans ce "milieu de vie urbain" inhabité, à marcher sur des trottoirs déserts, devant un stationnement quasi désert, en méditant sur l'avenir du banlieusard. J'ai voulu interpeller le passant, mais il n'y avait pas de passant. Hé! Ho! Il y a quelqu'un? Est-ce possible de parler à quelqu'un qui n'a rien à me vendre?

Je me suis arrêtée dans un café à la terrasse déserte au milieu du faux centre-ville du Dix30. J'ai commandé un macchiato à emporter. Il était brûlant, comme l'est souvent le café là où ils ne savent pas faire le café. J'ai continué ma promenade en admirant le panorama. J'ai emprunté l'avenue des Lumières, qui se veut la rue principale de ce faux quartier. On y trouve une succession de magasins les plus divers. J'ai vu qu'il y avait aussi un cinéma, un spa et même un hôtel. Un hôtel? Au beau milieu de ce no mans' land commercial? Je suis restée perplexe.

Je suis passée devant ce qui semblait être un chic restaurant italien. Trente-huit dollars pour des spaghettis ai frutti di mare, 26$ pour des spaghettis carbonara... Sans doute le prix à payer pour un cadre aussi enchanteur que celui d'un stationnement de banlieue.

Pour que mon expérience du Quartier Dix30 soit complète, je me suis dit qu'il fallait bien que j'interroge un banlieusard dans son habitat naturel pour qu'il m'explique les vertus de cet endroit soi-disant révolutionnaire. C'est ainsi que j'ai rencontré Isabelle, ex-urbaine, qui a troqué au printemps un troisième étage du Plateau-Mont-Royal pour une maison à Brossard, non loin du Dix30.

Pourquoi s'est-elle convertie en banlieusarde? Pour l'espace, pour la tranquillité, pour les parcs, me dit cette jeune enseignante enceinte de son deuxième enfant. Parce que, pour le prix d'une grande maison impeccable à Brossard, on n'obtient qu'un condo minuscule à Montréal avec tout à rénover...

Isabelle ne regrette rien, même si elle avoue que les sorties impromptues sur le mont Royal le dimanche après-midi lui manquent. Et le "milieu de vie urbain" du Dix30? "Je ne vois pas l'intérêt de sortir ici, me dit-elle, catégorique. Si on veut aller au resto, on ne viendra pas ici. Il n'y a rien à voir, ce n'est pas pittoresque."

Et le magasinage? "Je sais que le boulevard Taschereau n'est pas beau, mais je trouve quand même dommage que des grands magasins comme ceux-là poussent comme des champignons et fassent fermer les commerces de Taschereau." Et l'hôtel? "Ça me fait un peu rire, cet hôtel. Le touriste qui vient ici et qui ne se donne pas la peine de se rendre à Montréal, je trouve ça dommage."

Bref, la banlieusarde dans son habitat naturel pensait exactement comme moi, l'urbaine ultra-orthodoxe. J'en étais rassérénée. D'autant plus qu'elle m'a assuré qu'il n'y avait pas de lions devant sa maison.

En regagnant mon île, en pleine heure de pointe, j'ai vu que le pont Victoria en direction de la Rive-Sud était bloqué. Pare-chocs contre pare-chocs, comme disent les chroniqueurs à la circulation. Pauvres banlieusards. J'admire votre patience.

Rima Elkouri, La Presse, 14 octobre 2007